#MercrediFiction #3.21
Ma très chère Emma,
Nous sommes le 31 décembre 1999… Tu as alors 6 ans. Je ne sais pas si je te reverrai un jour et si ce jour tu te souviendras de moi, mais ce que tu as fait ce soir est exceptionnel. Tu as quelque chose, tu as un don. Il est précieux, ne le gâche pas.
Je ne sais pas quand tu liras ces lignes. Peut-être demain ? Peut-être dans dix ans ? Peut-être jamais… Peut-être que je ne te reverrai jamais.
Je suis le Fossoyeur. Personne ne connaît mon prénom, ni mon nom. Je vais l’écrire une fois, une seule, juste pour toi. Je m’appelle Matteo Filippo, j’ai 26 ans. Soit exactement vingt ans de plus que toi. Exactement. Le même jour. Tu m’as dit être née le 09 septembre 1993. Je suis né le 09 septembre 1973. Et tu as raison, je ne suis pas une “bonne personne”. Je ne l’ai jamais été. Je travaille depuis mes 14 ans pour mon organisation. Je suis le meilleur dans mon domaine. Mais je n’ai pas choisi ce domaine. On ne choisit pas vraiment notre métier, on nous l’impose ici. Mais tu es peut-être un peu jeune et insouciante pour savoir ce qu’est ce mot. Ou peut-être pas ?
Cette soirée m’a littéralement retourné l’esprit. Je vais l’écrire pour m’en souvenir. Je vais l’écrire pour que tu t’en souviennes.
J’ai tellement honte de moi. Et tu es si… magique ?
Tu es venue à Lecce avec ta Nonna. Ton Nonno est visiblement décédé depuis quelques temps. Ta famille vient d’ici… ils ont fui la guerre. Ils nous ont laissé. Comme je te l’ai dit, nous ne choisissons pas nos métiers.
Ta Nonna s’occupait des personnes malades et âgées. Ton Nonno, lui, était mineur comme beaucoup d’hommes de sa génération. Ton père l’était aussi si je ne m’abuse ?
Ils sont revenus pour Nouvel An, comme souvent, tu ne devais pas être là mais je crois que tes parents ne pouvaient pas faire autrement que te laisser à ta Nonna. Ta Nonna qui est aussi la mienne de cœur. Mes parents ont été assassinés par mon prédécesseur, mes grands-parents aussi. J’avais 14 ans. Je l’ai retrouvé et je l’ai tué. Seul. De mes mains.
L’organisation était là. Il est arrivé et m’a expliqué les règles : tu tues un homme, tu prends sa place.
C’est comme ça que je suis devenu fossoyeur. Et c’est ta Nonna qui m’a hébergé et aidé jusqu’à mes 18 ans. Le jour de mes 18 ans, j’ai donné ce que j’avais gagné à ta Nonna. Elle a pris seulement une somme précise et m’a rendu le reste. C’est là qu’elle est partie en France.
Elle y était déjà je crois… elle faisait déjà des navettes entre les deux pays. Ta maman devait être chez la sœur de Nonna pendant qu’elle était ici. C’est vieux tout ça. Tellement…
Ce soir je t’ai raconté plus ou moins ça… “Je suis le fossoyeur”. Avec tes grands yeux tu m’as demandé ce qu’était un fossoyeur… alors je t’ai expliqué qu’un fossoyeur creuse des fosses et enterre les morts dedans, qu’il se doit d’entretenir les tombes également. Tu m’as regardé avec un regard rempli d’admiration. Et je t’ai expliqué que je tuais moi-même les gens que j’enterrais. Que je fais tout pour qu’on sache que j’ai pris mon dû et que la dette est donc payée. Par conséquent, je prends la famille sous ma protection si nécessaire. Discrètement.
C’est là que je t’ai perdue.
“Tu es le seul à savoir ce qui est bien ou mal, mais si tout le monde faisait le bien, plus personne n’aurait mal. »
Dans ta bouche d’enfant ça sonne tellement juste. On a parlé toute la soirée et tu as vu en moi quelqu’un de bon. Personne n’a jamais vu en moi quelqu’un de bon. Personne.
Tu avais cette crainte… “Tu vas me tuer quand ?” cette question… tu me l’as posée quatre ou cinq fois. Et quatre ou cinq fois je t’ai dit “jamais”. Et je t’ai fait la promesse de ne jamais le faire. Alors je ne le ferai jamais. Si un jour on me demande de le faire, celui qui le demandera ne vivra plus très longtemps. Une promesse est une promesse.
Emma, j’ai pris conscience que je n’étais pas qu’un fossoyeur. Je ne suis pas qu’un pion. Je peux essayer de changer les choses à mon niveau. Alors merci pour tout ça. Merci du haut de tes six ans de m’avoir donné une chance. Et mes prochains pas seront pour toi.
Dix ans se sont écoulés. Dix ans que je t’attends. Dix ans que je te cherche. Je trouve toujours les gens mais toi… tu es invisible. Tu te rends invisible. Et quand je touche enfin au but, tu disparais pour réapparaitre ailleurs. Pourquoi ? Est-ce moi que tu fuis ainsi ?
J’ai suivi de loin tes aventures. Je sais ce qu’il s’est passé en 2004. Je… ça m’a mis hors de moi. Je mérite mon nom.
Je sais ce qu’il s’est passé en 2009. Je mérite mon nom.
Tu vas me haïr. Mais je mérite mon nom.
On ne te touche pas. On ne t’approche pas. Pas toi. Tu es trop précieuse. Toi seule peut changer les choses, renverser le temps, révéler les gens.
Ces dix années ont été difficiles. Un peu trop. Pour toi comme pour moi je suppose. J’ai 36 ans, tu en as 16. Tu es trop jeune pour avoir vécu ces choses. On n’a pas le droit de faire ça.
Chaque personne qui te fera du mal le paiera. Je ne peux pas faire autrement. Je ne sais pas faire autrement.
Ces aveux sont difficiles à écrire. Je garde ce carnet près de moi espérant qu’un jour je croise ton regard. Ce regard de petite fille.
Tu dois sans doute ne pas te souvenir de moi. De Lecce. De nous tous. Ce n’est peut-être pas plus mal.
Je mérite mon nom.
Pardonne-moi.
Vingt ans. Il aura fallu vingt années pour que tu reviennes ici. Tu ne te souviens de rien ni de personne.
Je pensais que tu aurais au moins un souvenir… mais compte tenu des épreuves que tu as traversées je ne peux pas t’en vouloir de ne pas te souvenir. Le cerveau humain est bien fait.
Mais je ne vais plus écrire…
Si tu en as envie, et seulement si tu en as envie, on se reverra. Et on parlera de nos passés.
Merci d’être revenue Emma.
Je mérite mon nom.
Pardonne-moi.
Il restait des pages blanches. Emma attrape un stylo et griffonne dessus.
Je me souviens maintenant. Je me souviens de tout. Je me souviens de toi. Mais je ne vais pas écrire. On se reverra.
Je te pardonne. La vengeance n’atténuera jamais la peine mais je te pardonne.
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